Conversation avec Marianne Villière et Laurent Lacotte
En vous promenant dans Nancy depuis ce printemps, vous avez peut-être croisé ici et là une inscription blanche « À nos promesses », suivie d’un numéro de téléphone : 06. 28.45.71.19
Depuis le lancement du projet, ce printemps, pendant la semaine des Rencontres urbaines de Nancy, plus de 160 personnes ont laissé un message plein de promesses, de questionnements ou de délires. De cette récolte qui durera un an, les artistes feront une compilation qui sera, à n’en pas douter, pleine de surprises et d’émotions.
Laurent et Marianne se sont prêtés au petit jeu de la discussion à distance pour évoquer leur travail respectif, et ce projet qui les réunit pour la première fois.
RUN :Marianne, peux-tu nous raconter un peu ton parcours et ta relation à la ville, à l’urbain ?
Marianne Villière : Je suis nancéienne et j’ai fait mes études à l’École des Beaux-Arts. Je suis ensuite partie à Genève où j’ai étudié la théorie critique, la curation et la création dans l’espace urbain. Je n’ai jamais aimé l’atmosphère aseptisée et blanche des espaces d’art contemporain, avec leurs codes, qui limitent, qui déforment l’expérience. À ciel ouvert, dans la rue, l’art est vivant, il transforme, engage un espace de débats et d’échanges. J’aime sentir le soleil sur ma peau, j’aime même la saleté de la rue !
RUN : Et toi, Laurent ?
Laurent Lacotte : J’ai commencé par un double cursus universitaire ( en sociologie et en philosophie) et c’est finalement une histoire d’amour qui m’a amené à entrer à l’École des Beaux-Arts de Perpignan. Puis, j’ai fait un Master d’Esthétique de l’Art à l’université Paris VIII. Comme Marianne, j’ai très vite ressenti le besoin d’investir la rue, où mes gestes et installations éphémères sollicitèrent dès le début un retour – parfois actif - du public. Par exemple, j’ai installé en France et en Europe des cabanes en carton de récupération évoquant notamment le mal-logement. Les interventions ont fini par interroger et ont été relayé dans la presse. Un sans-abri a occupé l’une des cabane pendant 6 mois. Celle que j’ai posé place Vendôme quant à elle n’est restée que 15 minutes. J’utilisais alors quasi-systématiquement le carton dans mes constructions. Ce matériau me permettait d’aborder des questions liées à la fragilité, à l’éphémère, au précaire. J’ai aussi affiché plus de 20000 affiches s’inspirant de celles d’animaux domestiques perdus : « Perdue ESPERANCE », avec un numéro de téléphone et la promesse d’une récompense. J’ai reçu beaucoup de messages divers et variés, des réponses très premier degré, des propositions de rencontres, des poèmes, des choses inavouables, des insultes aussi ; un prétexte à dresser des cartographies sensibles et poétiques des territoires ainsi interrogés. Et ici à parler d’espoir. La rue reste cet endroit privilégié pour rencontrer l’autre. Pour lui (re)donner la parole aussi. Mes allers-retours entre des lieux plus institutionnels et cet espace partagé par tous.tes sont fertiles. Je ne me cantonne à aucun espace défini.
RUN :Et toi, Marianne, comment interviens-tu dans la rue ?
M. V. : Mon travail et ma recherche actuelle visent à inviter à s’interroger sur sa place dans le collectif. Ils s’attachent aux biens communs, aux espaces publics, en proposant des interventions qui vont générer des moments de complicité. Le but c’est de rendre perceptibles, concrétiser « sensiblement », des problématiques abstraites, en particulier sur la chute de la biodiversité. J’ai peint des silhouettes d’oiseaux en voie de disparition, « des nuées », par exemple, beaucoup avec des enfants (depuis un an, l’une d’elle est visible à la petite Halle de l’Octroi). Il s’agit d’inviter à résister ensemble et à réagir, attiser les curiosités. Il y a un mot que j’aime beaucoup, c’est le terme « AGRADER », le contraire de dégrader.
RUN :L’un comme l’autre, votre démarche s’appuie sur le collectif, mais aussi sur le langage, les mots…
M.V. : Oui, pour moi le mot rend accessible et plus facile le geste, il peut nous donner du courage, celui d’acter, fédérer, contribuer à nous sentir libre d’exister. Il a une plasticité, une flexibilité très belle, une performativité. J’utilise parfois le pochoir, sur des vêtements par exemple. J’aime jouer sur le sens des mots, par exemple, en utilisant le mot « augure » au féminin. J’écris des paroles qui font écho au paysage, pour questionner notre place dans ce milieu ; à ce sujet, je publie en novembre une édition « inventaire de gestes parasites et tendres parades ».
L.L. : L’écriture me permet de travailler avec un matériau que tout le monde peut comprendre et recevoir. Nous parlons à tous.tes celleux amené·e·s à rencontrer nos productions, nous ne fabriquons pas des choses destinées à un monde d’initié·e·s. Pendant le premier confinement de 2020, j’ai retrouvé un pochoir d’alphabet issu de l’un de mes workshops réalisé en lycée. En bas de chez moi, il y avait un canapé abandonné, sur lequel j’ai peint « NE M’OUBLIE PAS ». Il est resté là pendant deux mois. Même si j’écrivais déjà beaucoup auparavant, j’ai commencé à semer des mots, à travers la ville, puis à travers la France, sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, au-delà en Europe, de manière régulière, quotidienne. Le mot suggère un sentiment et questionne notre rapport au monde. J’ai toujours ces vingt six lettres d’alphabet en pochoir dans mon sac à dos qui me permettent de poétiser les lieux que je traverse lors de mes nombreuses marches que j’appelle aussi mes « dérives ». Ainsi est né mon « abécédaire des territoires ». Je me fais aussi porteur de la voix de collaborateur.ice.s et de personnes avec qui je mène des ateliers d’écriture en écrivant dans les lieux publics les mots que les gens me confient. De manière monumentale ou plus discrète mais toujours en dialogue avec l’endroit où je les inscris.
Enfin, je suis souvent invité à penser un écrit dans des contextes d’exposition plus spécifiques. Je pense alors des mots pour l’occasion ou en emprunte ; je peux par exemple puiser certaines phrases dans des morceaux de musique très populaire et alors les faire résonner autrement.
RUN : Et comment vous êtes-vous trouvés l’un et l’autre ?
M. V. : Nous connaissions le travail l’un de l’autre depuis un moment.
J’ai invité Laurent à contribuer à une édition pirate au Luxembourg (un journal compilant plus de cent cinquante interventions d’auteurices). Plus tard, Laurent m’a invité à exposer à Paris en résonnance à son exposition à Doc. ( exposition où il avait également invité Michel Dector).
L.L. : Susana Gallego Cuesta (Directrice du musée des Beaux-Arts) est venue voir ces propositions à Paris. À la suite de cette visite, elle nous a proposé de construire quelque chose ensemble. Il y avait une logique dans cette rencontre, beaucoup de choses nous relie : ni l’un ni l’autre ne voulons nous enfermer, notre connexion au réel, notre goût du collectif. C’était une évidence.
M.V. : Oui, nous nous intéressons à l’imaginaire des gens qui habitent les lieux, et tous les deux, nous nous impliquons dans des questionnements actuels, avec un regard clairement critique, mais poétique, pas frontal, avec des gestes doux. Je dirais que nous avons tous les deux une pratique doucereuse… je ne sais pas si Laurent sera d’accord !
RUN : Parlez-nous d’« À nos promesses » !
M. V. : C’est une intervention en deux temps. Il y a d’abord eu cette déambulation à travers Nancy, début avril. Nous avons semé des questions comme « Serez-vous là ? » et des incitations à contribuer, peintes au pochoir. Le numéro de téléphone renvoie vers un répondeur où est expliquée notre démarche. En fonction du résultat de cette collecte de promesses, le projet prendra une forme que nous ne connaissons pas encore ! À vos souhaits !
L.L : La déambulation invite à la découverte, à regarder l’insignifiant. C’était un moment très agréable. Comme cette intervention est légère, responsable, non agressive et sans dégradation (NDLR : peinture écologique biosourcée), nous avons une facilité à nous sentir légitimes pour donner de la voix aux habitant·e·s. La collecte des promesses est aventureuse, elle est pour nous un défi.
RUN : On est impatients de découvrir cela… Rendez-vous en avril 2024 !
Et, vous, n’oubliez pas de laisser vos promesses sur le répondeur du 06. 28.45.71.19