L'habit fait-il le flow?
Retracer l’historique de la mode urbaine implique de remonter à la construction de plusieurs mythes. Le terme street style renvoie à plusieurs concepts et compréhensions, selon l’angle d’attaque du sujet (géographique, historique, sociologique, temporel). Étant donné que la rue est le territoire où toutes les composantes de la société se croisent, il n’existe pas un style urbain, mais une multitude. Tenter de définir celui-ci devient aussi complexe que d’essayer d'en définir toutes les facettes, comme toutes les cultures et sous-cultures au sein de la société.
De nombreuses évolutions dans l’histoire de la mode européenne et nord-américaine, ainsi que leur forte influence dans le reste du monde, ont souvent eu un point en commun : d’abord l’appropriation d’un vêtement symbolique, associé à une communauté ayant subi certaines formes de marginalisation, puis la popularisation et standardisation de celui-ci. En partant de l’exemple du jean ou de la veste en cuir, pour arriver jusqu’à l’esthétisation du look clochard, avec le style clochard chic (empilement et superposition des vêtements et des couches, valorisation des traits de déchirure, d’usure, des tâches)[1], nous nous apercevons que ce qui devient « cool » et tendance, a parfois un origine hors-norme.
Dans les années 50-60 la SAPE (Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes) arrive en France. Les diasporas congolaises qui débarquent à Paris refusent d’être associées aux travaux et aux rôles désignés par la société. Ces personnes s’approprient les conventions du glamour des anciens colons européens (belges et français) pour créer une vision de l’élégance revisitée à leur sauce avec des « couleurs voyantes et des dépenses somptuaires »[2] et trompent ainsi les codes du pouvoir. Être bien sapé est vu comme synonyme de pouvoir d’achat et donc de pouvoir tout court. La sape se veut bien sûr ironique et contestataire, excessive, attirante visuellement et populaire. Le point de départ de cette appropriation des vêtements de designers était l’imitation, dans le but de paraître européen, se fondre dans la masse et échapper ainsi à la discrimination ; dans la réinterprétation du style, nous sommes face à une revendication d’une forme de décolonisation[3].
Plus tard, dans les années 70 aux États-Unis, les communautés afro-américaines voient dans leurs idoles du basket et du hip-hop des figures de la réussite. Des jeunes afro-américains, souvent issus des mêmes milieux modestes, commencent à se démarquer dans le sport et dans la musique et deviennent des modèles à suivre. Ces basketteurs et breakdanceurs imposent et inaugurent l’ère des sneakers et du style urbain, telle que nous souhaitons l’entendre et sur laquelle nous nous concentrons dans cet article (en rappelant que ce qu’on peut comprendre par « style urbain » est un terrain vaste). Nous parlons ici des codes vestimentaires des personnes du rap/hip-hop/breakdance dans les années 70 – 80 qui vont inspirer également certains graffeurs, skateurs, surfeurs dans les années 90– 2000 partout dans le monde. Et si nous voulons aller plus loin, certains de ces codes se prolongent jusque dans les années 2010-2020 avec les cultures urbaines latino-américaines et l’apogée du reggaeton, tout comme le poids de son influence globale actuelle. Ce sont bien sûr les joggers, les bombers, les hoodies, les t-shirts oversize ou les crop-top, les casquettes, les t-shirts, baskets ou autres vêtements et accessoires sur lesquels le branding est affiché en gros et en gras. Les marques comme Nike ou Adidas ont bien sûr su tirer dès le début profit de ce phénomène de popularisation du sport et de la danse pour que les baskets deviennent des chaussures de ville, en réussissant à toucher leur cœur de cible : les 15-25 ans.
Plusieurs enfants et adolescents ont grandi dans les années 90 avec cette fascination pour la sneaker qui accompagne ce style de vie américanisé. Ces mêmes jeunes sont ceux qui ont vécu le boom des réseaux sociaux de ces vingt dernières années. Et ce sont ceux qui ont impulsé, grâce à internet, les forums et sites de revente, de troc et de collection des sneakers[4]. Ce sont eux aussi qui ont alimenté les premiers « fashion blogs », des sites dédiés à sélectionner et à diffuser les styles urbains les plus en vogue, les plus tendance, bien avant les influenceurs et les tiktokers d’aujourd’hui.
Le marché de la sneaker ouvre plusieurs débats et sujets de réflexion. D’un point de vue marketing il est intéressant (ou critiquable) de voir comment Nike ou Adidas ont su créer des véritables adeptes par le biais de plusieurs stratégies comme : réaliser des séries limitées, des special edition uniques, énumérer et nommer des modèles (ex. les sneakers de Michael Jordan : les Nike air Jordan One) et bien plus[5]. Ce phénomène est présent dans la plupart des marques leaders, qui tablent sur la transformation d'un besoin en une véritable addiction chez les consommateurs. D’un point de vue écologique, le marché de la revente des sneakers soulève aussi aujourd’hui des questionnements intéressants. Est-ce que nous sommes dans une forme de réappropriation d’un pêché mignon dans des conditions moins condamnables ou critiquables ?
Quoiqu’il en soit, il est clair que certains phénomènes et styles provenant de l’underground sont aussi repris par la Haute Couture et les marques de luxe pour en faire des produits convoités. Et de même, et à l’inverse, la Haute Couture est à son tour reprise et revisitée par les communautés traditionnellement exclues pour afficher un style propre et contestataire. Dans tous les cas, la mode trouve son terrain nourricier dans le monde urbain, et l’imaginaire des designers continue à se nourrir des impulsions venues de la rue.
[1] ATTIMONELLI Claudia, Du chaos à la couture : le clochard chic, dans CNRS éditions Les cahiers européens de l'imaginaire n°8 LA RUE, 2016
[2] THOMAS Dominic, Fashion Matters: La Sape and Vestimentary Codes in Transnational Contexts and Urban Diasporas. MLN. 118. 947-973. 10.1353/mln.2003.0082, 2003
[3] Idem.
[4] Les *Sneakers Addict [sic], collectionneurs passionnés ou victimes d’addiction pathologique ? : Comment les marques entretiennent-elles cette «addiction»? : Case study / Salwa Nazrati, Cécile Poulin, Eva Sztuka, Raphaël Théron ; sous la direction de Charlotte Massa, Strasbourg : École de Management Strasbourg, 2021
[5] Idem